Il y a quelques semaines, j’ai trouvé au milieu de la forêt un écureuil gisant sur la route, blessé et vulnérable, probablement victime d’une collision avec une voiture. La peur dans ses yeux mi-clos m’a profondément touchée. Lentement, j’ai enveloppé ce petit être tremblant dans mon écharpe, le ramenant chez moi tout en le caressant et en lui murmurant des mots de soutien. Une heure plus tard, et contre toute attente, l’écureuil est sorti de son immobilité, mais son train arrière était paralysé.
Face à sa tentative désespérée de se relever, il a fini par se recroqueviller autour de ses membres inertes, et à travers l’incompréhension et la tristesse sur son visage, je me suis retrouvée avec son destin entre mes mains. J’ai d’abord envisagé de le ramener dans la forêt, mais en l’abandonnant au renard, aurais-je fait honneur au chemin qu’il avait déjà brillamment parcouru ? À sa résilience face aux prédateurs, aux dangers et aux rigueurs des saisons ? Pour moi, cela ne me semblait pas juste de le condamner à un destin certain, lent et douloureux, forcé par l’insensibilité humaine plutôt que par ses propres mésaventures.
Le cœur lourd, j’ai emmené le petit écureuil chez le vétérinaire, qui a confirmé que sa colonne vertébrale était irrémédiablement endommagée. J’ai accepté de le laisser reposer en paix, à condition de pouvoir le ramener dans sa forêt. Avant qu’il ferme définitivement les yeux, je lui ai murmuré, au nom de mon espèce, que j’étais désolée et que je le ramènerais dans les bois.
Cette expérience a laissé une empreinte profonde sur mon âme, d’autant plus qu’elle s’est déroulée dans le contexte des conflits au Moyen-Orient, de la tragédie du lycée d’Arras dont je suis proche, et des anniversaires douloureux de mes défunts parents.
Il y a tant de causes qui me touchent pour lesquelles j’aimerais pleurer à flots, Parmi elles, le destin fragile des animaux et des enfants semble agir comme une clé, déverrouillant l’accès à des émotions profondes en moi. Leur innocence, menacée dans un monde en péril, ouvre les vannes de mon chagrin, révélant une peine à la fois personnelle et universelle.
Dans le rythme effréné de nos vies modernes, combien sommes-nous à prendre le temps de ressentir ce qui se passe au plus profond de nous-mêmes ? Combien de distractions et d’habitudes utilisons-nous pour fuir, dissimuler ou refouler nos émotions ? À quoi ressemblerait le monde si, au contraire, nous nous autorisions collectivement à ressentir notre douleur, notre chagrin, notre désespoir, notre colère et notre tristesse? Et vous, quelles sont les causes qui permettent à vos larmes de couler ?
En occident, nous sommes nombreux à avoir oublié les espaces sacrés que nos lointains ancêtres trouvaient dans les rituels. Des espaces qui leur permettaient de partager et de traverser le deuil ensemble, offrant à celui-ci la possibilité de suivre son cours naturel. Les communautés ne se rassemblent plus mais le deuil est toujours là, à tout moment de notre vie, et n’est pas destiné à être vécu dans l’isolement.
Si l’histoire récente a puni et réprimé l’expression de nos émotions, il est essentiel de retrouver l’essence de notre humanité en faisant face à la charge émotionnelle de notre chagrin. Le deuil agit comme une blessure émotionnelle profonde. Lorsqu’il n’est pas traité, notre chagrin devient stagnant, métabolisé dans notre corps, aussi bien au niveau cellulaire que tissulaire. Tant que nous négligeons ces expériences, elles continuent à influencer nos vies, nous poussant à réagir au monde à travers nos souffrances et nos insécurités. C’est par nos larmes que les émotions bloquées circulent en nous, nous libèrent et nous ramènent à notre humanité.
Reconnaître, ressentir et intégrer notre chagrin n’est pas un signe de faiblesse, mais de force, à la fois puissante et belle. En nous autorisant à ressentir notre peine, nous reprenons la souveraineté de nos récits, retrouvons notre pouvoir, et sommes en mesure d’embrasser le monde avec résilience, compassion, empathie et vigueur.
Je remercie l’écureuil pour ces enseignements. Le jour où je l’ai trouvé sur la route, j’ai annulé mes rendez-vous pour répondre à ses besoins et aux miens. J’ai pris le temps de ralentir pour honorer son départ. J’ai également pris le temps de laisser ma profonde tristesse s’exprimer; une tristesse que j’ai eu besoin de partager avec d’autres qui ont su m’accompagné dans mes larmes. Au fil de la journée, un poids semblait se dégager de mes épaules, mon cœur s’est allégé et ma peine pour la vie qui avait été prise a fini par se transformer en une célébration de son existence. Ma tristesse s’est peu à peu muée en gratitude et en admiration pour ce petit être et pour la beauté qu’il apporte à la forêt.
Le deuil représente un passage vers l’inconnu, un seuil que nous devons franchir pour accéder à l’autre rive, celle où réside notre paix et notre joie profonde.
En mémoire de Peanut, l’écureuil qui a perdu la vie à cause de la frénésie humaine.