, Alors que j’émerge lentement de l’année la plus dévastatrice de ma vie, je plonge plus profondément dans mon deuil, portée par la terre, ma communauté et la présence consciente de mes ancêtres en moi et autour de moi. Le désert m’a rappelée. Alice Springs, mon cocon, mon sanctuaire de métamorphose, m’a une fois de plus enveloppée. Ici, le Rêve du Yeperenye (chenille) du peuple Arrernte a pris une signification nouvelle et intime pour moi. Sous la chaleur accablante de l’été, j’ai atteint l’ultime stade de mon effondrement, recroquevillée en position fœtale, dépouillée de tout, vidée de toute larme, me livrant pleinement à cette transformation nécessaire et douloureuse, consciente que la seule voie possible est celle qui traverse la douleur. J’attends que mes ailes repoussent, tel un phénix renaissant de ses cendres.
Les dernières années ont été une avalanche de pertes. L’écriture de La sagesse des ancêtres, où j’explore nos traumatismes collectifs issus de notre éloignement du Vivant et nos manières ancestrales d’habiter le monde, était déjà une excavation profonde de mon âme. Mais la vie avait encore davantage à m’arracher. J’ai perdu mes deux parents en l’espace de six mois. Puis, après la publication du livre, deux de mes amis d’enfance les plus proches sont partis, tandis que je vivais d’autres pertes bouleversantes dans ma vie personnelle. Mes anciens mécanismes de survie se sont effondrés. J’ai failli ne pas tenir sous le poids de tout cela. Et pourtant, même dans ce chaos, j’ai trouvé des outils, des enseignements et des êtres capables d’accueillir ma douleur, car elle était trop lourde à porter seule.
L’art du deuil
Ce n’est qu’en venant en Australie en 2012 que ma compréhension du deuil s’est approfondie. En français, il n’existe pas de verbe pour exprimer cet état. L’expression la plus proche, faire son deuil, semble passive, comme si le deuil nous arrivait plutôt que d’être un engagement actif. Elle se réfère principalement à la perte d’un être cher, renforçant l’idée que le deuil est un événement ponctuel plutôt qu’un processus fluide et en perpétuelle évolution.
Mais ici, en anglais et sur cette terre, j’ai découvert une autre façon d’habiter la perte. J’ai découvert le deuil (grieving) comme un acte, une pratique, un lâcher prise, une expression d’amour. C’est une relation entre ce qui est perdu et ce qui demeure, un portail vers la transformation, un pont entre le passé et l’avenir, une conversation avec l’invisible.
J’ai appris à vivre mes émotions à travers ma communauté australienne, où l’accompagnement émotionnel (counselling) est normalisé, accessible, et ancré dans le quotidien. Et j’ai appris à pleurer à travers la terre elle-même, dans son silence, son immensité, sa présence inaltérable.
Pourtant, je vis toujours dans une culture occidentale dominante où le deuil est souvent tu, non traité, évité, précipité ou pathologisé. Ce n’est que grâce à la sagesse d’auteurs et de facilitateurs spécialisés comme Francis Weller, Martín Prechtel, Shauna Janz et d’autres que mon voyage s’est réellement approfondi. Leurs enseignements ont ouvert une dimension nouvelle du deuil, que j’aborderai plus bas en réfléchissant à mon propre cheminement.
Où que nous soyons, le deuil n’est pas un obstacle à surmonter, mais un passage à traverser, à honorer et à intégrer.
Pathologiser ce qui est sacré
En accompagnant d’autres dans leur guérison ancestrale, tout en traversant mon propre deuil, je suis frappée par la manière dont la culture occidentale dominante pathologise ce qui est, en réalité, une réponse humaine naturelle à un monde qui s’effondre. En l’espace de trois jours, j’ai entendu plusieurs personnes évoquer des diagnostics officiels qui m’ont profondément troublée. J’ai notamment découvert que le « trouble du deuil prolongé » est désormais une catégorie clinique, une condition à traiter et potentiellement à médicaliser.
Mais si ces « troubles » (deuil, anxiété, dépression) n’étaient pas des pathologies, mais des réponses naturelles à un monde qui a remplacé la connexion, le rituel et la communauté par l’hyper-individualisme, le consumérisme et la distraction perpétuelle ? Quel est le danger de réduire des expériences humaines aussi complexes à de simples étiquettes ?
La psychologie occidentale, enfermée dans la même culture du traumatisme que nous, échoue à reconnaître les racines systémiques et ancestrales de notre souffrance collective et individuelle. Comment pourrait-on être « sain » dans un monde en perdition, où des enfants grandissent sans avenir stable, où les écosystèmes s’effondrent et où les sociétés vacillent ? Comment ne pas ressentir d’anxiété, de stress, d’épuisement, ou une immense tristesse lorsque les fondations mêmes de notre existence s’effritent ? Et pourtant, au lieu d’adresser ces crises à la source, nous anesthésions, diagnostiquons, médicamentons, refoulons. Comme si de rien n’était, pour rester productif !
La culture dominante nous maintient dans la peur du ralentissement, de l’immobilité nécessaire à la transformation, de l’effondrement qu’il faudrait pourtant embrasser. Mais le deuil n’a jamais été destiné à être porté seul. Il doit être tenu dans les bras de la communauté, dans le rituel, le chant, la cérémonie, la terre elle-même. Nos ancêtres le savaient. Ils se réunissaient, pleuraient, dansaient, racontaient des histoires. Ils comprenaient que le deuil est relationnel, que lorsque l’un d’entre nous souffre, le tout est affecté.
Ce que nous ressentons est normal. Le deuil que nous portons n’est pas une pathologie. C’est une réponse à la perte, au changement, aux rêves brisés, aux enfances blessées. C’est le moyen qu’a le corps d’intégrer la douleur. Mais le deuil ne disparaît pas lorsqu’il est ignoré, il s’enracine en nous, se fige, se transforme en quelque chose de bien plus sombre si nous ne lui offrons pas l’attention et l’espace dont il a besoin.
Retrouver la voie de la guérison collective
Nous avons perdu les anciens, ces sages qui nous guidaient, de manière explicite ou implicite, à travers des rituels collectifs et une co-régulation. Nous avons perdu le village, ce témoin vivant de nos épreuves. Mais cette perte n’est pas irréversible. Nous pouvons le retrouver. Nous devons le retrouver.
Pour de nombreuses cultures, y compris les sociétés européennes pré-chrétiennes, la colonisation, l’assimilation forcée et l’oppression systémique ont coupé les rituels ancestraux de deuil, interdisant les cérémonies, criminalisant le deuil communautaire et les remplaçant par des cadres occidentaux qui isolent dans la souffrance. Réclamer ces pratiques ne relève pas seulement d’une guérison personnelle ; c’est un acte de résistance, un moyen de restaurer ce qui nous a été enlevé.
Nous pouvons réapprendre à traverser le deuil ensemble, à nous soutenir les uns les autres, à nous souvenir que la guérison n’est pas qu’individuelle : elle est ancestrale, collective, systémique. Quand elle se vit dans la communauté, la douleur devient une force de résilience, nous reconnectant à nous-mêmes, aux autres, et à la sagesse ancestrale que chacun de nous porte en soi.
Le travail de Shauna Janz, qui prend en compte les traumatismes dans l’accompagnement du deuil, est une lueur précieuse dans une culture qui isole et pathologise la souffrance. Ses enseignements m’ont aidée à comprendre comment les structures dominantes et les traumatismes nous coupent de notre capacité à vivre, exprimer et traverser le deuil. Elle transmet avec clarté, profondeur et bienveillance, nous guidant vers une véritable éducation au deuil, une compétence essentielle dans un monde qui ne nous apprend plus à accueillir nos émotions.
Shauna évoque le processus de « désapprentissage », et dans mon livre, je reflète mon propre parcours de déshabillage des schémas hérités. Lorsque je suis arrivée dans le désert en 2013, j’ai enfin pu adopter une manière de vivre plus lente. J’ai écrit : « Au-delà de toute guérison, le défi consistait à prendre le recul nécessaire pour comprendre les mécanismes et les conditionnements familiaux, sociétaux et culturels à travers lesquels je percevais le monde et menais ma vie. La véritable quête fut alors de découvrir qui j’étais au-delà de ces conditionnements et, éventuellement, de commencer à m’en défaire, afin de me rapprocher davantage de ma véritable essence, celle qui rayonnait déjà en moi mais qui avait besoin d’attention et de reconnaissance ».
Retour à la sagesse de nos ancêtres
Nous avons tellement perdu, et chaque jour, les médias nous rappellent combien nous perdons. Mais il n’est pas trop tard pour enclencher un processus de réparation. Les réponses ne se trouvent pas dans un autre diagnostic, une nouvelle prescription, ou une tentative de faire taire ce qui a besoin d’être entendu. Les réponses sont dans le deuil sacré qui attend d’être traversé, dans la Terre. dans nos ancêtres. Elles sont là, dans les manières dont nous éduquons nos enfants, futurs adultes, à ressentir, à exprimer et à faire de la place pour leurs émotions, plutôt que de les fuir.
La question n’est pas de savoir si nous pouvons guérir, mais comment? Comment reconstruire ce qui a été perdu ? Comment réinvestir les pratiques qui ont maintenu notre humanité pendant des millénaires ? Comment revenir à une manière de vivre où le deuil est honoré, où la guérison est collective, et où nous nous souvenons que nous ne sommes ni séparés de la Terre, ni des autres ? Reprendre ces pratiques n’est pas qu’une quête personnelle, c’est un acte de résistance, un moyen de restaurer ce qui a été volé.
Nous ne sommes pas malades. Nous sommes en deuil. Et le deuil n’a pas vocation à être guéri. Il est une traversée, un espace à habiter, une flamme à veiller. Il est le signe que nous sommes encore humains. Que nous sommes encore capables d’aimer. Que nous nous souvenons encore de ce qui est véritablement sacré.